Critique de livre : "Les visionnaires", de Wolfram Eilenberger

Critique de livre : « Les visionnaires », de Wolfram Eilenberger


Si l’enfer c’est les autres, alors ce monde l’est aussi. Accepter la réalité des autres peut prendre du temps. Lors d’une grève générale en France en 1934, Simone de Beauvoir n’éprouve aucune envie particulière de se solidariser avec les ouvriers, y compris ses collègues du lycée où elle enseigne. « L’existence de l’altérité restait un danger pour moi », se souviendra-t-elle plus tard. « Autour de nous tournaient d’autres personnes, agréables, odieuses ou ridicules : elles n’avaient pas d’yeux pour m’observer. Moi seul pouvais voir.

C’est une citation que Wolfram Eilenberger utilise avec un effet puissant dans « The Visionaries », qui retrace la vie de quatre philosophes au cours de la décennie tumultueuse avant 1943. Son livre précédent, le merveilleux « Time of the Magicians », parlait de Heidegger, Wittgenstein, Walter Benjamin et Ernst Cassirer dans la décennie qui a suivi la Première Guerre mondiale ; son nouveau livre, traduit de l’allemand par Shaun Whiteside, peut être lu comme une sorte de suite. Le quatuor est cette fois composé de quatre femmes, toutes dans la vingtaine quand le livre commence sérieusement, en 1933, leurs années les plus productives devant elles. Beauvoir, Simone Weil, Hannah Arendt et Ayn Rand : chacune a abordé la question fondamentale de la relation entre soi et les autres, entre « je » et « nous », pour arriver à des conclusions très différentes.

Leur recherche philosophique a commencé, dit Eilenberger, avec une «honnête perplexité que les autres vivent comme eux» – un sentiment de séparation ou d’éloignement du monde. Beauvoir enseignait au lycée de Rouen, ayant rejeté la vie conjugale et familiale respectable que ses parents voulaient pour elle ; ses principales émotions à l’époque étaient l’ennui de son travail et une répulsion générale pour «l’ordre bourgeois». Arendt, en revanche, n’était pas confronté à l’ennui mais à la terreur ; en mai 1933, elle prenait son petit-déjeuner avec sa mère dans un café de Berlin lorsqu’ils furent jetés dans une voiture et interrogés par la Gestapo. Après leur libération, ils ont fui l’Allemagne nazie et se sont rendus à Paris.

Weil, également connu sous le nom de «Red Simone», était horrifié par le stalinisme; elle est tombée dans des disputes avec ses camarades communistes, qui ont été scandalisés par son insistance socialiste sur le fait que « nous devrions attribuer la valeur la plus élevée à l’individu, pas au collectif ». Et la Rand d’origine russe, vivant à Hollywood et à New York pendant les premières années du New Deal, travaillait sur un roman sur « l’individu contre les masses », ou ce qu’elle appelait « le plus grand problème de notre siècle – pour ceux qui sont prêts à le réaliser.

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