Alfred Grosser, champion de la réconciliation franco-allemande, est décédé à 99 ans

Alfred Grosser, champion de la réconciliation franco-allemande, est décédé à 99 ans

Alfred Grosser, politologue et historien français dont les écrits et l’activisme ont joué un rôle majeur dans la réconciliation de deux ennemis ancestraux, la France et l’Allemagne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est décédé le 7 février à Paris. Il avait 99 ans.

Son décès, dans une maison de retraite, a été confirmé par son fils Marc.

À travers plus de deux douzaines d’ouvrages d’histoire, de science politique et de mémoires, des décennies d’enseignement dans l’une des plus grandes universités françaises et de nombreux articles sur les affaires contemporaines, M. Grosser s’est donné pour mission de rapprocher deux pays avec une longue histoire de méfiance mutuelle, sinon la haine mutuelle.

Le besoin de réconciliation, selon lui, était aigu après une guerre qui avait laissé l’Allemagne en ruines, engendré des atrocités allemandes sur le sol français, déchiré le tissu social et politique de la France par les traumatismes de l’occupation et de la collaboration, et déchiré sa propre famille juive allemande. aussi. Il était aussi sceptique quant à la pureté française après la guerre que quant à la nécessité de condamner collectivement les Allemands.

« Des femmes dont la tête avait été rasée », écrivait-il à propos de la France de l’immédiat après-guerre dans ses mémoires, « La vie d’un Français » (1997). « Des « collaborateurs » maltraités par des gens qui avaient beaucoup à se reprocher, ce n’étaient pas des scènes d’enthousiasme !

Le livre de M. Grosser « La vie d’un Français : Mémoires » a été publié en 1997.Crédit…Flammarion

M. Grosser occupait une niche franco-allemande unique. Qualifié « l’un des architectes de la réconciliation d’après-guerre avec l’Allemagne » par le New York Times en 1995, il fut le seul citoyen français jamais invité à s’adresser au Bundestag, le parlement allemand, trois fois, selon l’Institut d’Études Politiques (Sciences-Po en France), où il a enseigné de 1953 jusqu’à sa retraite en 1992. La dernière fois, en 2014, c’était au présence de la chancelière Angela Merkel.

« Sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, il a aidé nos deux peuples à relever la tête et à regarder vers l’avenir, main dans la main », indique un communiqué de l’Élysée, siège de la présidence française. Le président allemand Frank-Walter Steinmeier l’a qualifié de « grand homme, penseur et Européen inspirant ».

Né en Allemagne dans une famille juive qui a été contrainte de fuir à l’âge de 8 ans, M. Grosser a obtenu la nationalité française à 12 ans et est devenu un Français ardent mais critique qui a plaidé pendant des décennies auprès de ses compatriotes pour qu’ils comprennent le frère-ennemi à travers le monde. Rhin et vice versa. Les ennemis de la France, insistait-il, étaient Hitler et les nazis, et non le peuple allemand.

Avec les Allemands, il tenta d’atténuer le côté parfois offensant de l’arrogance et de la vaine gloire française, ainsi que ce qu’il appelait la « prédilection distinctive de la France pour le prestige ».

À propos de son livre « L’Allemagne à notre époque : une histoire politique des années d’après-guerre » (1970) dans la New York Review of Books en 1972, l’écrivain écossais Neal Ascherson a qualifié M. Grosser d’« empereur des études ouest-allemandes en Europe ». Et le critique français Jean-Michel Djian, écrivant dans Le Monde en 1997, écrivait que M. Grosser possédait « un talent rare qui fait de cet Européen convaincu l’un des intellectuels les plus difficiles à classer de notre siècle ».

Un livre de 1970 de M. Grosser a incité l’écrivain écossais Neal Ascherson à l’appeler « l’empereur des études ouest-allemandes en Europe ».Crédit…Praeger

Les convictions de M. Grosser sur la réconciliation franco-allemande ont été acquises très tôt. Une nuit passée à déterrer des cadavres alors qu’il était adolescent réfugié après ce qu’il qualifie dans ses mémoires de bombardement américain « stupide » de Marseille en 1944 l’a profondément marqué, a déclaré son fils Marc, lui démontrant que les atrocités ne se limitaient pas à un seul côté. « J’étais absolument certain que la haine envers un collectif n’était pas la bonne réponse à la haine collective », a écrit M. Grosser.

En 1945, il était sûr d’être « pleinement français, mais avec un destin marqué par Hitler, un destin qui me donnait la responsabilité de l’avenir de l’Allemagne d’après-guerre », écrivait-il dans le périodique français Plein Droit en 1995. La victoire des Alliés, a-t-il ajouté, cela concernait « des régimes et non des peuples ou des nations, et cela signifiait, ou aurait dû signifier, une responsabilité transnationale dans la préservation des droits et libertés ».

Un voyage de retour dans une Allemagne en ruines en 1947 le plonge dans l’œuvre de sa vie, « un demi-siècle de tentatives pour exercer une double influence, si minime soit-elle, sur un double conflit », comme il le dit dans ses mémoires : en France, « pour expliquer les réalités allemandes » et, en Allemagne, « pour diffuser une vision raisonnable de la France ».

Cette année-là, il devient membre fondateur du Comité pour le dialogue avec la nouvelle Allemagne, une organisation d’intellectuels français et allemands, dont Jean-Paul Sartre. Le Monde écrit que lors de ses réunions, « Français et Allemands ont appris à oublier leur manichéisme ».

M. Grosser n’a pas hésité à croire que l’Europe n’avait plus à craindre les Allemands. « Les jeunes Allemands endoctrinés par les nazis étaient parfaitement « récupérables » pour la démocratie et la liberté, à condition de ne pas les rejeter », écrivait-il dans Le Monde en 1991.

Au cours des années suivantes, M. Grosser a vivement critiqué la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens, affirmant que la paix au Moyen-Orient ne serait possible que si « les autorités israéliennes montraient enfin une véritable sympathie pour les souffrances à Gaza et dans les « territoires » », comme il l’a écrit. dans « D’Auschwitz à Jérusalem » (2009).

« On ne peut pas s’attendre à ce que les jeunes Palestiniens pleurent les victimes d’horribles attaques si les souffrances de leur propre peuple sont ignorées », a-t-il ajouté. «Il est peut-être nécessaire de prendre au sérieux deux questions arabes et d’y répondre : ‘Pourquoi devrions-nous supporter les lourdes conséquences d’Auschwitz ?’ et ‘Pourquoi nos réfugiés et expulsés ne sont-ils pas autorisés à revenir, alors que les Juifs revendiquent le droit de revenir en Israël après deux mille ans ?’

En 2010, le Conseil central des Juifs d’Allemagne a demandé que M. Grosser soit rayé de la liste des orateurs lors d’une commémoration du pogrom de la Nuit de Cristal de 1938. Un diplomate israélien en Allemagne a qualifié ses opinions d’« illégitimes et immorales » et de « entachées de haine de soi ». Mais le maire de Francfort, où se tenait la cérémonie, a refusé de retirer l’invitation.

M. Grosser était fier de dire aux intervieweurs allemands qui voulaient le considérer comme l’un des leurs qu’il était en réalité français, mais avec des réserves : « Je suis un homme, un Parisien, un mari, un père, un fonctionnaire, un professeur. », écrit-il dans son livre « Identités difficiles » (1996), cité dans Le Monde. « Quand je conduis, je déteste les cyclistes. Et quand je suis à vélo, je déteste les conducteurs. Il a ajouté : « Mon identité me semble la somme de mes allégeances – avec, je l’espère, quelque chose qui les synthétise et les maîtrise. »

Alfred Eugène Max Grosser est né à Francfort le 1er février 1925 de Paul et Lily (Rosenthal) Grosser. Son père était un médecin qui avait servi dans l’armée allemande pendant la Première Guerre mondiale avant de devenir directeur d’une clinique médicale pour enfants.

Expulsé de la clinique et de l’université où il enseignait, Paul Grosser s’enfuit avec sa famille en France en décembre 1933. Moins de deux mois plus tard, il décède d’une crise cardiaque. M. Grosser a écrit plus tard à propos des enseignants français qui l’ont élevé lorsqu’il était un enfant d’immigré juif sans père.

En juin 1940, Alfred et sa sœur aînée, Margarethe, son unique frère, fuient à vélo l’avancée allemande vers la France, et la famille se regroupe à Saint-Raphaël, en Provence – une partie de la France initialement administrée par les Italiens, qui étaient plus bienveillants envers les Juifs réfugiés que les Français. (Margarethe est décédée un an plus tard de ce que M. Grosser a appelé « les conséquences de l’exode ».)

Il poursuit des études secondaires et supérieures à Nice, Cannes et Aix-en-Provence. Il a obtenu un doctorat des années plus tard en reconnaissance des nombreux livres qu’il avait publiés.

Outre son fils Marc, il laisse dans le deuil trois autres fils, Pierre, Jean et Paul; son épouse, Anne-Marie; cinq petits-enfants; et deux arrière-petits-enfants.

M. Grosser s’est senti attiré par la théologie chrétienne, se décrivant comme « un athée d’origine juive spirituellement lié au christianisme ».

« Je suis contre l’égocentrisme, écrit-il, contre la morale de la solidarité qui s’applique uniquement à sa propre communauté, et je suis pour comprendre la souffrance des autres, pour définir ses voisins dans des termes qui embrassent chaque être humain. »

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