Critique de livre : « Blue Lard », de Vladimir Sorokin

Critique de livre : « Blue Lard », de Vladimir Sorokin

Nous sommes toujours sur le territoire du presque familier, une armature avant-gardiste drapée de la peau synthétique de la science-fiction. Mais après que le saindoux bleu ait été violemment capturé par une secte dont les membres s’accouplent avec le sol russe, tous les paris sont ouverts. L’une des figures les plus intimes de la secte, Vil, un géant dont les organes génitaux pendent jusqu’au sol, est chargé de transporter le saindoux bleu à travers « l’entonnoir du temps » jusqu’en 1954. (Il arrive figé dans un cône de glace.) Le groupe pense Staline peut utiliser cette substance pour mettre en œuvre ses plans nativistes, malgré deux livraisons précédentes qui n’ont pas réussi à produire les résultats souhaités.

Déviant, vaguement démoniaque, avatar au charisme terrible – il me faisait parfois penser à l’Oncle Sam de Robert Coover – Staline est une force de la nature exubérante, vigoureuse, lissante et soumise à ses appétits dévorants. Il cannibalise un prisonnier torturé avec Khrouchtchev, harangue ses fils travestis et finit par lui injecter le saindoux bleu directement dans le cerveau. Sa matière grise atteint une taille si prodigieuse qu’elle engloutit l’univers connu.

La littérature russe est en train de pourrir, dit Khrouchtchev lors d’une conversation post-coïtale avec Staline. « Blue Lard » répond à cette pourriture, non pas par une condamnation, mais par ses excès choquants, sa nouveauté aberrante, sa ménagerie extraterrestre et son énergie féroce et métastasante. C’est une ablution pour les lecteurs embourbés dans la boue tiède du réalisme, rien de moins qu’un nettoyage profond et astringent. « Pour moi, ce qui est autre est nouveau », dit Khrouchtchev en voyant pour la première fois le saindoux bleu lumineux. Ce à quoi Staline rétorque : « Ce qui est nouveau est nouveau. Et ce qui est autremon cher, c’est autre

« Blue Lard » présente un monde largement dépourvu de sens, d’amour, de préoccupation morale ou de nombreux autres signes familiers de la fiction. À sa place se trouve un nouveau vocabulaire, une grammaire flottante d’avilissement et d’extase. Mais il ne faut pas tomber dans le piège du nihilisme. Même les épisodes les plus débauchés de Sorokin peuvent être compris comme des tentatives camouflées de transcendance. Chacun est un défi, une incitation au changement. Il nous rappelle notre liberté scandaleuse.

«Les limites… les limites», marmonne Khrouchtchev tout au long du roman. L’idée même de tempérance ou de restriction est pour lui un péché. Son créateur est une âme sœur. Il a abandonné la littérature, laissant derrière elle quelque chose de passionnant, d’effroyable, de bouleversant et, oui, de autre.

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