Alice Munro, une alchimiste littéraire qui a créé une grande fiction à partir de vies humbles

Alice Munro, une alchimiste littéraire qui a créé une grande fiction à partir de vies humbles

La première histoire de son premier livre évoquait la vie de son père. La dernière histoire de son dernier livre évoquait la mort de sa mère. Entre-temps, à travers 14 collections et plus de 40 ans, Alice Munro nous a montré, une éblouissante nouvelle après l'autre, que les humbles faits de l'expérience d'une seule personne, soumise à l'alchimie du langage, de l'imagination et de la perspicacité psychologique, pouvaient fournir la matière première pour la grande littérature.

Et pas n’importe qui, mais une fille de bois. Il importait que Munro, décédée lundi soir à l'âge de 92 ans, soit originaire d'une région rurale du sud-ouest de l'Ontario, car bon nombre de ses histoires, se déroulant dans de petites villes sur ou autour du lac Huron, étaient marquées par les ambitions d'une jeune fille brillante désireuse de partez, pour qui rien n'est perdu. Il y avait la narratrice de « Garçons et filles », qui se raconte des histoires au coucher sur un monde « qui offrait des opportunités de courage, d’audace et d’abnégation, comme le mien n’en a jamais eu ». Il y avait Rose, de « The Beggar Maid », qui remporte une bourse universitaire et laisse derrière elle sa famille ouvrière. Et il y avait Del Jordan, de « Lives of Girls and Women » – le deuxième livre de Munro, et ce qui se rapproche le plus d'un roman – qui jette un œil jauni sur les coutumes provinciales de sa ville alors qu'elle fait les premiers pas fatidiques pour devenir une écrivain.

Cela vous semble-t-il réducteur ou limitant de tirer une sorte de déclaration d'artiste du titre de ce premier livre ? Cela ne devrait pas. Munro n’était pas une féministe doctrinaire, mais avec une autorité et un commandement implacables, elle a démontré tout au long de sa carrière que la vie des filles et des femmes était aussi riche, aussi tumultueuse, aussi dramatique et aussi importante que celle des hommes et des garçons. Ses intrigues étaient pleines d'incidents : la menace de suicide dans la grange, le meurtre au bord du lac, la rencontre sexuelle ambivalente, la dynamique de pouvoir du désir. Pour une écrivaine dont les titres de livres évoquaient à plusieurs reprises l’amour (« Le progrès de l’amour », « L’amour d’une bonne femme », « Haine, amitié, cour, amour, mariage »), ses récits reculaient devant la sentimentalité. Nichés dans les colonnes majestueuses du New Yorker, où elle a été régulièrement présente pendant des décennies, ils étaient bien plus susceptibles de dépeindre les perturbations et les conséquences boule de neige de mesquines rancunes, de cruautés insouciantes et de pulsions basses : les ragots qui comptaient.

Les histoires de Munro ne voyageaient pas à vol d'oiseau mais à la manière de l'esprit. On avait le sentiment que si jamais le GPS lui proposait un itinéraire plus court, elle refuserait. Capables de faire des écarts vertigineux dans une ligne ou un saut de ligne, ses histoires s'étendaient souvent sur des décennies avec intimité et ampleur ; c'est en partie ce que les critiques voulaient dire lorsqu'ils évoquaient la portée romanesque qu'elle apportait à la fiction courte.

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