"Oppenheimer", "The Maniac" et notre terrifiant moment de Prométhée

« Oppenheimer », « The Maniac » et notre terrifiant moment de Prométhée

Les conséquences sont bien sûr bien réelles. Les bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki ont tué au moins 100 000 personnes. Les armes qui leur succédèrent, auxquelles Oppenheimer s’opposait, menaçaient de tuer tout le monde. Mais le drame intellectuel d’« Oppenheimer » – à la différence des drames de sa vie personnelle et de son destin politique – porte sur la manière dont l’abstraction devient réalité. La bombe atomique peut être, pour les soldats et les hommes politiques, un puissant outil stratégique de guerre et de diplomatie. Pour les scientifiques, c’est autre chose : une preuve de concept, une manifestation concrète de la théorie quantique.

Oppenheimer n’était pas l’un des principaux auteurs de cette théorie. Ces scientifiques, parmi lesquels Niels Bohr, Erwin Schrödinger et Werner Heisenberg, étaient des personnages du précédent roman de Labatut, « Quand nous cessons de comprendre le monde ». Ce livre fournit un éclairage poignant sur une zone où la perspicacité scientifique devient indiscernable de la folie ou, peut-être, de l’inspiration divine. Les vérités fondamentales de la nouvelle science semblent faire exploser tout bon sens : une particule est aussi une onde ; une chose peut se trouver à plusieurs endroits à la fois ; « La méthode scientifique et son objet ne peuvent plus être séparés. »

Lors de leurs congrès et conférences, débattant dans les wagons et les cafés, ces révolutionnaires quantiques sont comme les dieux de l’Olympe : consumés par leurs propres rivalités et passions, presque inconscients du monde mortel ordinaire qui les entoure. La désignation d’Oppenheimer comme Prométhée est précise. Il a arraché une étincelle de perspicacité quantique à ces divinités et l’a transmise à Harry S. Truman et à l’armée de l’air américaine.

Sa punition n’est pas venue de ceux qu’il avait volés, mais plutôt de la part des destinataires de son cadeau. Dans « Oppenheimer », lors des auditions qui vont lui coûter son habilitation de sécurité et l’exiler du centre de la vie publique américaine, la plupart de ses collègues scientifiques restent à ses côtés. (L’exception notable est Edward Teller, le père de la bombe à hydrogène et, en tant que tel, un autre Prométhée potentiel.) Ce sont les avocats, les bureaucrates et les courtisans de Washington qui le font tomber. Comme le Prométhée original, Oppenheimer survit à sa disgrâce et termine le film comme une créature imparfaite, hantée et pleine de regrets, portant une lueur de culpabilité théorique et inextinguible. Si nous faisons exploser le monde, ce sera peut-être encore de sa faute.

Le récit de Labatut sur von Neumann est, au contraire, plus troublant que « Oppenheimer ». Nous avons eu des décennies pour nous habituer au spectre de l’anéantissement nucléaire, et depuis la fin de la guerre froide, il a été éclipsé par d’autres terreurs. L’IA, en revanche, semble nouvellement issue de la science-fiction, et particulièrement terrifiante parce que nous ne pouvons pas vraiment comprendre ce qu’elle deviendra.

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